Un tas de petits deuils.

Je ne peux pas compter le nombre de fois où j’ai décidé d’arrêter de danser. C’est absolument maladif. Je ne parle pas de la danse, mais de cette relation qui sans cesse, oscille entre l’entente cordiale et la passion absolue.

Et j’ai remarqué qu’à chaque fois que j’ai pensé renoncer, c’était soit à cause de la distance qui séparait mes rêves et la réalité, ou plus récemment, à cause de l’ensemble de tous ces petits deuils de vie d’artiste que j’ai du essuyer.

« Et toi, est-ce que t’as encore des rêves? »

À 15ans: « je serais chorégraphe pour Madonna »

À 30ans: « bon je vais essayer de m’organiser un entraînement trois fois par semaine »

Est-ce que c’est la réalité qui nous frappe et nous refroidis? Qui nous force à rêver « petit »?

Est-ce que nos rêves ont changé? Par choix? Par la force des choses? Les déceptions successives nous apprennent-elles à rêver petit?

J’ai réalisé que je faisais très souvent des « reality check » et rarement des « dream check ».

Pourquoi?

À vrai dire, mes rêves ont changé sans que je m’en rende compte. C’est bien d’avoir un rêve incroyable, mais avant de l’atteindre, on passe quand même par quelques étapes intermédiaires… quelques rêves intermédiaires. Alors mes rêves intermédiaires, sont en fait devenus des plans, ou des objectifs. Et à force d’avoir la tête dedans, je ne me suis pas vraiment rendue compte que je les réalisais… j’ai plutôt l’impression de toujours travailler! Où est la satisfaction?

Il semblerait que tous ces petits rêves sont arrivés là sans être amenés par le marchand de sable ou par Morphée. Et que mes vrais rêves eux, aient pris le bord en même temps que certaines de mes convictions. SANS AUCUNE DÉCISION CONSCIENTE DE MA PART.

C’est un processus très insidieux: au départ, après un premier petit deuil c’est une petite action peu plus rationnelle, rassurante, plus sécurisante « au moins, t’auras ça si telle chose ne marche pas pour toi ». Puis une deuxième, une troisième, et comme tout choix répétitif se transforme en habitude… c’est graduellement que la vie où je dansais 6heures par jour s’est transformée en vie où je suis assise 8heures par jour. Ces choix ont beau être insidueux, inconscients ou passifs… nous n’en sommes pas moins responsables.

Goodbye Madonna.

J’ai entendu quelqu’un parler de « petite mort » pour qualifier la mort de nos convictions. Par extension je dirais aussi celle de nos rêves.

Et combien de petits deuils devons nous surmonter au cours d’une vie?

Celui de l’impossible perfection, de ce corps qui ne retrouve plus les capacités qui lui étaient familières mais qui devra s’accommoder de ce qu’il lui reste, celui du gouffre entre notre imagination et ce que nous sommes capables de créer et de cette peur d’agir qui en découle, celui de nos limites physiques, financières, mentales, morales, personnelles, sans parler des deuils plus personnels, comme celui de ces relations qui ont sombré dans l’imperfection et dans la promesse brisée d’un amour qui se voulait éternel, ou celui de l’impossible équilibre entre la passion et la raison, celui de la distance entre les risques que nos rêves les plus fous requièrent de prendre et ceux que nous sommes prêts à prendre, ou encore celui d’être constamment confrontés à l’infertilité émotionnelle de toute une génération… la notre.

Ils sont incalculables, et ils surpassent sans doute la somme de tous nos espoirs. Car c’est un décompte cruel: pour chaque petit deuil, ce n’est pas un mais au moins deux espoirs qui ne verront plus le jour, chaque échec renforçant un peu plus la peur de prendre un risque. Et nous voilà coincés. Coincés et de moins en moins audacieux.

Grand rêves. Petits deuils. Et alors, pourquoi t’abandonne pas?

Abandonner c’est aussi avancer. 

Très jeune, on m’a dit qu’il n’y avait qu’une seule finalité pour un danseur, c’était d’arrêter.

Et cette pensée me glace et me hante. C’est presque une hérésie, un blasphème, c’est « ce dont il ne faut pas parler », mais peut-être que si on en parlait d’avantage, ce serait moins terrible. Puisque toute fin est le début d’autre chose.

Mais alors quand peut-on dire que notre abandon est synonyme de sagesse, quand est-il synonyme de lâcheté?

Voici une idée de réponse. La ligne est fine, mais tout est encore une fois, une question de combat.

Et force est d’admettre qu’avant d’abandonner, c’est à dire d’avouer qu’on a perdu la guerre, il faut aussi faire le tour de toutes les stratégies qu’on puisse imaginer pour affronter toutes les batailles.

« J’ai besoin de passer à autre chose ».

L’abandon comme signe de volonté personnelle vers autre chose. On ne peut pas choisir quelque chose sans renoncer à une autre, et si ce renoncement est un renoncement par défaut, alors il s’agit peut-être d’un signe de sagesse. J’ai choisi quelque chose de nouveau pour moi. Quelque chose de plus intact. De plus frais. J’ai vécu tous les deuils avec mon art, notre relation s’est essoufflée. Mais ce renouveau, ma sagesse m’indique de le consommer.

Si en revanche, l’abandon est provoqué par le refus de résister aux autres… attention à ne pas confondre l’art et son milieu.

J’entends 1000 fois des danseurs qui abandonnent le milieu, puisqu’ils en sont dégoutés, usés de ne pas être reconnus, effondrés devant tant de refus, devant la politique qui s’y infiltre… mais dans ce cas l’abandon est une sorte d’infidélité. Je me sentirais comme un déserteur si je n’essayais pas de changer ce monde qui m’est si cher, mon propre monde. C’est comme ne pas se soucier de la planète parce que nous n’y sommes que temporairement. L’Art continuera d’exister sans nous. Mais aujourd’hui il n’existe qu’à travers nous. Nous ne sommes que des relai pour les muses. Mais qui peut nous blâmer de prendre notre propre bien en urgence. Tout le monde n’est pas né pour se battre pour des idées.

Sur ces belles paroles.

Goodbye Madonna. Bonjour les entraînements.

Et quelques petits outils:

On m’a dit une fois: « abandonner ou pas, finalement ça ne sert à rien de tergiverser là dessus, d’expérience on sait plutôt que tout fou le camp puis tout reviens. Ton art ne te quitte pas, mais vous entretenez une relation passionnelle. Alors plutôt que de sombrer dans le drame à chaque déchirement, ris au nez de ta passion… oui oui, ne prends pas cette mauvaise passe au sérieux. Tu sais que de toutes façons, elle ne s’en va nulle part, alors laisse le caprice passer, et en attendant… travaille ».

Donc deux choses me sortent du doute et des mauvaises passes mentales: la logique, et le travail. Puisque logiquement, cet état ne nous rapproche jamais de celui vers lequel on tend, et que lorsqu’on travaille, on est bien trop occupé pour tergiverser. 

Et après tout, il y a une infinité de formes d’expression. La Muse peut vouloir danser aujourd’hui, et peindre demain. Pour moi c’est danser aujourd’hui, et écrire par intermittence. Ou simplement écrire parce que ma muse ne pourra jamais la fermer! Et que si mon corps un jour ne bouge plus, elle fera quand même de la résistance dans mon cerveau.

Finalement, c’est peut-être notre capacité à résister qui fait de nous des êtres courageux. C’est dans l’insoumission que gît l’audace.

Magdalena Marszalek